L’Art de la lumière, sculptures, décors et ballets lumineux aux Expositions de Paris 1889-1931

De Claudia Palazzolo

Extrait de “Théâtre : espace sonore, espace visuel” (Pul)
Actes du colloque international de l’université Louis Lumière Lyon II – 2003

Sous la Direction de Christine Hamon-Siréjols et Anne Surgers

Cette communication propose une réflexion sur l’éclairage en tant qu’élément caractérisant les mises en scène des Expositions internationales de Paris (de 1889 à 1931). L’examen des sources de l’époque me permettra d’envisager quelques aspects de l’imagerie sur la lumière électrique aux Expositions ainsi que la diffusion de la notion d’art de la lumière, qui se répand notamment par le biais des chroniques des Expositions. Je prendrai en considération les éclairages en tant que décors nocturnes d’Exposition et les ballets lumineux de Loïe Fuller, qui sont présentés à maintes reprises lors des Expositions.

S’il y a un élément qui peut représenter la Continuité de la mise en scène des Expositions entre 1889 et 1931 c’est bien la glorification de la lumière, décor nocturne d’Exposition, moyen par lequel celle-ci, de foire-musée qu’elle était, peut se transformer en grand spectacle. De 1889 à 1931 les fêtes de la lumière se multiplient aux Expositions, qu’elles soient des simulations, des fictions comme l’était la « Fête vénitienne » de 1889, ou bien des jeux abstraits, des concerts de lumière. Tous les témoignages soulignent la différence entre le jour et la nuit, lorsque la lumière et les spectacles envahissent l’Exposition. « Les visiteurs croient, la nuit, assister sur le lac Daumesnil à de véritables mirages ». Les Expositions elles mêmes sont souvent appelées Fêtes de la lumière, Temple de l’illumination, de l’électricité qui « a laissé au gaz la tâche banale d’éclairer et elle s’est donné la tâche d’illuminer ».

Les expositions sont un lieu de découverte et un banc d’essai, un lieu d’expérimentation. Avec les autres découvertes exhibées aux Expositions de Paris, l’exploitation de la puissance électrique, sous ses multiples facettes, se donne en spectacle au grand public. Quelle meilleure occasion pour « s’instruire sans fatigue » que la mise en spectacle de ce qui n’était, à la base, qu’une démonstration visant à la vulgarisation des nouvelles technologies ?

En 1889 et 1900 la description du Spectacle de lumière se mêle à la description parfois détaillée des moyens techniques qui ont permis leur réalisation. A cette époque de foi encore positiviste, les images de divulgation de la science et notamment de l’électricité ont pour but manifeste d’en analyser la puissance, d’en dévoiler les mécanismes.

En revanche en 1925 et 1931, l’aspect spectaculaire est privilégié par rapport à l’intérêt scientifique : c’est plutôt la virtuosité de la lumière qui est exaltée, son pouvoir de manipulation, de transfiguration du réel. Les sources mécaniques de l’énergie, les machines et les lampes ainsi que les projecteurs, qui aux Expositions précédentes avaient été exhibés comme un élément de l’exposition, sont maintenant dispersés, cachés, seuls les effets restant visibles. Tandis que Bertolt Brecht à la même époque, place les projecteurs et les autres outils de fiction théâtrale à vue du spectateur afin de l’empêcher de plonger dans l’illusion totale, dans les Expositions 1925 et 1931 aucune distanciation n’est recherchée.

DÉCORS ET SCULPTURES LUMINEUSES D’EXPOSITION

La découverte faite par Edison en 1879 de la lampe à incandescence à filament de carbone permet la diffusion de l’électricité en tant que moyen d’éclairage. En 1889, l’électricité assure l’éclairage de nombreux espaces de l’Exposition qui, pour la première fois reste ouverte la nuit aussi. Sur la Tour Eiffel, principale attraction de l’Exposition, est placé un grand phare tricolore, et au Champ de Mars sont installées des fontaines lumineuses. Chaque soir à neuf heures, une foule se presse pour assister au grand spectacle d’eau et de lumière. Le 28 décembre 1897, Eiffel signe une convention avec le Comité d’organisation des Expositions, selon laquelle il assume la responsabilité et la charge d’éclairer électriquement La Tour pour l’Exposition. 3200 lampes à incandescence son installées au sommet, d’autres sont placées tout au long des profils extérieurs et des arcades. À chaque Exposition, on s’est posé le problème de donner un nouveau visage à la Tour Eiffel, dont la silhouette en fer est considérée rapidement, dès 1900, comme « datée ». Chaque fois, après avoir écarté les projets qui la transformaient dans sa structure, ainsi que ceux qui voulaient la détruire, l’éclairage a été chargé de modifier son visage.

En 1925, l’ingénieur florentin Fernando Jacopozzil, illumina la Tour Eiffel en entier, des piliers jusqu’au somment. Deux cent cinquante mille ampoules et six cents kilomètres de fil électrique inscrivent le nom de Citroën, mécène de l’opération, par le biais d’étoiles, de comètes lumineuses.

Le paysage du parc de Vincennes en 1931, lors de l’Exposition coloniale, est par ailleurs habillé d’immenses Sculptures, jeux d’eau et de lumière : « La fontaine des Totems » avec jeux d’eau et électricité s’inspirant des totems africains ; la « Fontaine de Cactus », évoquant la chair dorée d’un fruit exotique, avec sa transparence et jeux d’éclairage indirect, « goutte changée en étincelle, nappe qui se divise en flammes, rayon qui se courbe en cascade »  ;

« Le grand signal » conçu par Vedovelli, une fontaine lumineuse de quarante-cinq mètres de haut couronnée d’un panache de huit mètres ; la «passerelle vers l’île », pont lumineux qui mène au parc des attractions. Enfin le « Théâtre d’eau », d’André Granet, où sur un plateau de onze mètres de large, bâti sur l’eau au milieu du lac Daumesnil évoluent danseurs et figurants :

à la pointe de l’île de Reuilly fait l’émerveillement des spectateurs massés sur les rives du lac, par ses bouquets de lumière, ses panaches d’eau entrecroisés qui marient, entre les frondaisons des multicolores gerbes de feu.

Grâce à l’électricité, la lumière devient une architecture des espaces, éphémère certes, mais aussi puissante. La lumière électrique pénètre l’espace en chaque dimension, change sa morphologie, en cache certains angles, en souligne d’autres.

BALLETS LUMINEUX

Comme dans l’esthétique du Music-hall auquel les Expositions empruntent acteurs et lumières, lors de l’Exposition; la « promotion de l’objet » s’associe à la « promotion du geste ». Devant la nécessité de séduire à tout prix, les Expositions de 1889 à 1931 accueillent le plus souvent des formes de spectacle purement visuelles, où la danse – non le ballet, mais la danse exotique ou moderne, – joue le rôle principal. Les danses asiatiques et africaines mises à part, les Expositions accueilleront, entre autres, CIéo de Mérode, Jeanne Ronsay, Yvonne Serac ainsi que les bien plus célèbres Rudolf Laban, Clothilde von Derp et Alexandre Sakharof et une des plus importantes troupes de Girls, les « Tillen girls » avec leurs mouvements simultanés et une quasi-identité physique. Presque toutes ces danses s’intègrent aux spectacles et jeux de lumière.

Par sa présence si constante aux Expositions, Loïe Fuller mérite une attention particulière. Les « sculptures cinétiques » de Loïe Fuller, à la fois œuvres d’art Vivantes et Performances techniques, trouvent aux Expositions une raison d’être particulière. En effet Loïe Fuller, nommée « Fée de la lumière », « Magicienne de l’électricité, considérée comme le premier régisseur de la lumière dans l’histoire du théâtre, crée des dispositifs à la fois scéniques et chorégraphiques, en profitant de tous les moyens les plus modernes en matière d’éclairage et en exploitant l’impact de l’éclairage sur le voile en mouvement. Ainsi, elle invente un « corps lumière ».

L’Exposition de 1900, pour laquelle elle a construit son Théâtre-Musée, est une consécration, le lieu où elle réalise en complète autonomie son idée d’un théâtre de la lumière. Ses spectacles, qui éliminent « décors peints et châssis », bouleversent l’espace traditionnel de la représentation. L’espace de la Scène se remodèle sur l’espace du danseur, moteur caché du dispositif, mais dont seuls les effets du mouvement sur les voiles restent visibles. Pourtant c’est véritablement la lumière — gérée par une trentaine d’électriciens, issue des projecteurs disposés en face, à cour et à jardin, dessous et dessus la scène — la source qui, transformant la vitesse en couleur, engendre toutes les métamorphoses. Ainsi elle se fait « Ellipse, fleur, calice exceptionnel, papillon, oiseau colossal », ou encore « morte crucifiée, voletant au-dessus d’un charnier ». Pour Mallarrné, Loïe FuIler crée des « fantasmagories oxhydriques de crépuscule et de grotte, telle rapidité de passions, délice, deuil, colère : il faut pour les mouvoir, prismatiques avec violence ou dilués, les vertiges d’une âme comme mise à l’air par un artifice ».

Les ballets de Loïe Fuller seront intégrés aux fontaines lumineuses de l’Exposition de Marseille en 1906 et de l’Exposition de San Francisco de 1915, à l’Exposition des Arts décoratifs de Paris en 1925 et au Théâtre d’eau de l’Exposition coloniale en 1931. Pour réaliser Sur la mer immense à l’occasion de la Fête du théâtre et de la parure à l’Exposition des Arts décoratifs, Loïe Fuller demande quatre mille mètres d’une soie spéciale pour couvrir l’escalier monumental du Grand Palais, architecture éphémère conçue par Charles Letrosne, et rendre avec les mouvements et la lumière toutes les nuances des couleurs et des vagues de la mer.

Sur la mer, un surprenant effet de vagues, bleues et vertes, noyant, sous leurs ondulations diaprées, l’escalier tout entier, valut une ovation à son auteur.

Le soir de la fête de la parure, soixante-dix figurants cachés animaient cet immense flot, éclairé par les projecteurs tandis que « bourdonnaient les Sirènes de Claude Debussy ».

Ce n’est peut-être pas un hasard si les spectacles de Loïe Fuller sont présents à presque toutes les Expositions. Ces spectacles sont, eux aussi, parfaitement dans la ligne de la vocation de ces manifestations : considérés par la danseuse elle-même comme des « inventions » qu’elle fera breveter par peur des imitations, technologiquement performantes, à la fois « ivresse d’art » et « accomplissement industriel », ils semblent réaliser le mariage accompli entre art et technique, mariage que les Expositions sont censées célébrer.

L’ART DE LA LUMIÈRE

Pour les spectacles de lumière aux Expositions, la définition « Art de la lumière » est de plus en plus adoptée.

Que l’éclairage puisse être un art, une forme de la recherche décorative, dont la technique se plie à un principe d’unité, à des trouvailles d’une réelle originalité, voilà ce dont on n’avait pas encore, la moindre idée.

L’expérimentation de la puissance de la lumière électrique peut ainsi devenir, aux Expositions, « L’Art de la lumière ». Pendant les Expositions, l’éclairage est couronné, c’est là que l’on pourra tester ses possibilités, pousser jusqu’à entrevoir ses limites. Mais quel est le rapport entre l’Art de la lumière aux Expositions et l’éclairage au théâtre tel qu’on le pratiquait à cette époque ? Évidemment l’application de l’éclairage électrique au théâtre avait permis un éventail de modulations de la lumière nettement plus étendu que par la passé. Au début du siècle, André Antoine parle d’une façon assez explicite de l’éclairage électrique dont il salue les effets sur une nouvelle esthétique de la représentation.

Pour en tirer de magnifiques résultats, il ne faut pas craindre de l’administrer, de la répandre inégalement.

Adolphe Appia, quant à lui, avait retracé essentiellement deux catégories d’éclairage au Théâtre : la lumière diffuse « y voir clair » et la lumière « active », nécessaires toutes les deux à la dramaturgie du spectacle. Il faut apprendre à bien les maîtriser avec les sources appropriées puisque « leurs Combinaisons sont d’une variété infinie ». Dans Quinze ans de ma vie paru en 1908, Loïe Fuller expose ses considérations sur la danse, la musique la lumière et la couleur. Selon elle,

C’est à cela que doivent tendre tous les efforts des architectes : la répartition de la lumière. Il y a mille façons de la distribuer.

La lumière est « répartie », « distribuée », « active » : la « répartition de la lumière » facilitée par l’introduction de l’électricité au théâtre, est d’abord invoquée par les artistes et les metteurs en scène, puis exaltée par les ingénieurs et les partisans de l’Art lumineux. Les Expositions sont un chantier d’expérimentation pour les architectures et les performances de la lumière, car dans ce contexte si vaste, comprenant les allées, les architectures éphémères et enfin les spectacles de lumière, il devient nécessaire de différencier les sources de l’éclairage de la façon d’illuminer : l’effet est celui de « l’unité dans la variété », l’éclairage ponctuel des pavillons et celui, indirect, des sous-bois.

Toutefois une question se pose. Si les Expositions s’avèrent en tant qu’espaces d’expérimentation des moyens et des possibilités techniques, elles sont aussi les lieux de formulation d’un langage artistique à part entière, affranchi de la pure et simple recherche d’effets spectaculaires ? En effet, certains spectacles de Loïe Fuller mis à part, il est fort probable que la plupart de ces performances de l’éclairage électrique, soient justement les événements qui illustrent le mieux la démagogie liée aux Expositions. Dans la littérature des Expositions, l’électricité est perçue comme une énergie démocratique, celle qui aurait pu libérer l’homme de la fatigue du travail et la société des conflits de classe. Dans un espace évocateur, l’idée du progrès s’incarne dans l’étincellement des fontaines lumineuses de l’Exposition. Évidemment, ces spectacles sont le témoignage d’un certain « fétichisme technologique » fort répandu à cette époque, ainsi que l’exemple le plus représentatif d’une « mise en scène sans ironie », qui parfois semble s’attacher à ce que la Société est réellement en train de perdre. L’Exposition géante de 1900 avec la rhétorique sur les ouvriers, à la fois constructeurs de bâtiments et spectateurs idéaux de la saga de la Société industrielle, a lieu dans une France déchirée par la répression des grèves socialistes ; l’Exposition coloniale internationale de 1931, exemplaire pour sa mie en scène exotique, se déroule quelques années seulement avant la fin du colonialisme. Dans la préface d’un ouvrage consacré aux décors lumineux, André Granet compare les fêtes de la lumière aux Carrousels et Galas de Louis XIV à Versailles.

Pour conclure, j’évoquerai le texte de Louis louvet sur L’apport de l’électricité au théâtre et au Music Hall, publié justement dans le catalogue de la Classe 17-Électricité de l’Exposition internationale 1937.

Après avoir mentionné les progrès « de l’industrie de l’éclairage qui prend maintenant une place importante dans les budgets du théâtre » et souligné « qu’elle a créé un genre » (Le Music Hall) où « elle n’est plus au service du jeu, le jeu est fait pour elle, elle le suscite », Louis Jouvet critique la multiplication des sources d’éclairage et évoque la « bienheureuse époque de l’ombre où la moindre torche de résine pouvait signifier »,

[…] bienveillante obscurité, favorable pénombre où l’attention redoublait — où l’imagination prenait une partie active au jeu — où le spectateur voyait beaucoup plus et beaucoup mieux qu’aujourd’hui.

Manifestement polémique envers cet optimisme technologique que les partisans de l’ « Art de la lumière » des Expositions veulent répandre à tout prix, il conclut :

Quel progrès avons nous fait ?… de confort et seulement de confort. Il serait inexact de dire que le théâtre a bénéficié de l’accroissement de la lumière si l’on considère tout ce qu’on a perdu.

Louis Jouvet, avec le Cartel, participe de façon active à l’organisation et à la programmation d’un théâtre en 1937. Avec le Front populaire, c’est la première fois que le théâtre de prose a une vraie place dans le cadre d’une exposition. A l’Exposition internationale, les hommes de théâtre peuvent enfin prendre la parole et se voir confier la responsabilité d’un Théâtre subventionné par l’Exposition mais autonome et affranchi des discours officiels. Pour Louis Jouvet, toute tentative d’amalgame du progrès technique au progrès de l’art semble désormais inacceptable.

Author: Christophe Lyonnet