De Stefania Battaglia
Extrait de « Théâtre : espace sonore, espace visuel » (Pul)
Actes du colloque international de l’université Louis Lumière Lyon II – 2003
Vers la fin des années 60, dans la scène expérimentale italienne, on commence à définir une ligne de recherche orientée vers l’exploration des aspects visuels et perceptifs du fait théâtral, ligne qui se poursuivra jusqu’au milieu des années 80.
L’effritement de la primauté de la parole et du tissu logico-discursif au profit d’une reconnaissance systématique des éléments linguistiques de la machine scénique, oriente la sensibilité vers le rôle et les possibilités de la lumière.
Même si l’influence exercée par le travail et les théorisations des avant-gardes historiques est forte, on met en cause la coïncidence de la haute technologie et du résultat formel, en inaugurant un processus créatif dans lequel les inventions lumineuses se concentrent sur une utilisation analytique des sources traditionnelles, sur une projection très artisanale de diapositives et de films ainsi que sur l’expérimentation de sources lumineuses qui ne sont pas spécifiques au théâtre.
Il s’agit de sources qui viennent d’autres applications, en particulier de la vie domestique et du contexte industriel.
Dans la lignée de recherches analogues d’une lumière-signe, déjà menées dans les arts visuels, la lumière gagne un caractère autonome : elle devient elle-même un objet de vision qui trouvera de nouvelles déclinaisons pendant les années 80, grâce à une conception plus technologique et multimédia du spectacle.
Au-delà des influences et des dettes envers l’expérimentation américaine des années 60/70 – happenings et performances d’abord, Wilson, Foreman et la New Dance ensuite – la tendance visuelle du théâtre italien a représenté un moment original et significatif, dans un panorama multiforme de recherches.
La succession des personnalités, des groupes et des approches esthétiques est rapide. Les premiers ferments se manifestent à Rome dans des lieux off où l’on travaille avec une totale absence de moyens. Après le moment culminant, qui se situe dans les années 70, cette tendance s’épuise au milieu des années 80.
Pendant une quinzaine d’années, ce théâtre a repris, dans des directions différentes, un grand nombre d’intuitions et de solutions visuelles dans lesquelles les inventions lumineuses jouent un rôle très important.
En généralisant, on peut distinguer deux phases : la première, environ jusqu’à la fin des années 70, se caractérise par une interférence entre théâtre et arts visuels, usant d’une technologie pauvre, employée avec beaucoup de créativité personnelle et artisanale ; dans la deuxième phase, la contamination avec les nouvelles déclinaisons multimédia des arts détermine un rapport de plus en plus direct du théâtre avec le répertoire des images et des codes spectaculaires des mass media et des grandes métropoles.
Au moyen d’une technologie sans doute plus complexe et sophistiquée, la scène vise à perdre son épaisseur physique, au profit d’une saturation d’éléments cinétiques visuels, enregistrés et incorporels, qui entraînent le théâtre vers une dimension très spectaculaire mais également « de surface ».
La tendance à la transversalité artistique, qui a caractérisé la recherche théâtrale visuelle, a eu une incidence directe sur les matériaux et les problématiques de la lumière.
Les procédés et les approches esthétiques des langages artistiques ont suggéré au théâtre les exemples de nouvelles typologies de lumière, et même les modèles de leur utilisation.
Dans les conceptions du New-Dada – surtout sur le versant du happening – , de l’Art pauvre, du Minimal Art ou de l’Art conceptuel, la pratique de décontextualiser des objets réels pour les employer en tant que matériaux artistiques s’étend également aux sources de lumière.
Cela ne concerne pas leur fonctionnalité habituelle, c’est-à-dire le rôle utilitaire de l’éclairage, mais plutôt le caractère objectal de la source et de l’énergie radiante.
Au début des années 70, dans les happenings et les installations en Italie, la liste des sources employées est déjà bien articulée : chandelles, torches, lampes de type domestique à incandescence, lampes halogènes, projecteur pour diapositives, néon.
Le néon est la source la plus utilisée. Comme on le verra plus loin, il est l’exemple le plus emblématique d’une contamination entre vie quotidienne, arts visuels et théâtre.
La première utilisation dans un contexte artistique du tube fluorescent est due à Lucio Fontana, pour la Triennale de Milan en 1951.
La tendance au « bricolage » de la première expérimentation italienne, plutôt que de prendre en considération les possibilités de modelage du néon comme Fontana le suggérait dans son installation, prélève et combine les tubes modulaires du commerce. Dan Flavin l’avait déjà fait avec ses sculptures de lumière des années 60 : les tubes, en tant que ligne de lumière, y devenaient moyen d’investigation spatiale.
Le tube fluorescent qui réalise mieux que d’autres sources l’identité lumière-signe, continue de nos jours à être utilisé dans plusieurs déclinaisons formelles et conceptuelles.
Vers la fin des années 70, les arts s’approprient des objets lumineux de la vie urbaine et des nouvelles technologies, comme l’écriture dynamique des enseignes, les fibres optiques, le signe de lumière complètement dématérialisée du laser, ou la source capable de se rapporter à la dimension de l’espace urbain et du paysage
Néon, fibres optiques, laser peuvent être considérés comme lumière-linéaires, tandis que grâce aux vidéo-installations, on commence à percevoir le moniteur comme surface modulaire de lumière, ainsi que d’images.
On ne peut pas ici évidemment analyser les différentes significations des politiques de ce large éventail de solutions. Je tiens toutefois à mettre en évidence la conception commune de la lumière en tant qu’élément linguistique qui fait coïncider qualités concrètes et qualités immatérielles ; c’est-à-dire que la lumière est à la fois objet lumineux et lumière-signe.
De plus, l’orientation commune aux différentes tendances des arts visuels à faire évoluer l’œuvre de la surface vers un art d’environnement a sans doute favorisé l’attraction de la recherche théâtrale, qui a pu ainsi compter sur des modèles d’organisation des matériaux dans l’espace. Il est intéressant d’analyser comment ces suggestions ont été transposées et élaborées dans un contexte spatiale et performatif différent, celui de la scène, en prenant d’abord en considération les spectacles les plus significatifs des années 70 :
– Leo e Perla : Sudd-1073, Chianto e risate e risate chianto-1974
– Memè Perlini : Pirandello chi ?-1973, Tarzan-1974, Locus solus-1976
– Simone Carella : Luci della città-1976, Vedute di Porto Said-1978, Punto di rottura-1979.
En premier lieu, on peut noter que l’espace de la scène vise à lui faire perdre ses connotations théâtrales – coulisses, rideau, toile de fond – et scénographiques, au profit d’une identité de lieu concret, dans lequel matériaux et objets hétérogènes, généralement pauvres et élémentaires sont extraits de leur contexte et placés comme dans une installation.
Objets parmi les autres, les sources de lumière jouent un rôle significatif. Les sources atypiques ne sont pas cachées au-dessus ou à côté de la scène, comme on le fait généralement avec les sources conventionnelles, mais installées à vu dans l’espace. Elles deviennent donc objets à voir en soi comme dans les arts visuels.
De toute façon, tant par rapport à l’action qu’à l’espace théâtral, elles conservent aussi le rôle fonctionnel d’instrument d’éclairage. C’est un éclairage à basse définition, souvent un éclairage des seuls détails. La lumière joue avec l’obscurité, dont elle fait émerger des fragments d’images.
Puisqu’il s’agit généralement de sources qui produisent un éclairage réduit, le rapport entre lumière, espace et acteur se fait plus étroit.
Parfois les sources sont installées sur le sol. Dans cette position, on emploie surtout néon et bougies. Toutefois la situation la plus typique est d’installer les sources tout près du sol.
Entre source et acteur s’instaure alors une relation spatiale et visuelle privilégiée, basée sur une très petite distance entre le corps et l’objet lumineux. Ainsi tous les deux ou plutôt tous les trois – source, flux lumineux et corps – participent de la même image, du même photogramme qui s’imprime sur la rétine du spectateur.
On retrouve les lampes à incandescence, plusieurs sortes de lampes domestiques, les lampes halogènes aussi.
Pendant les années 80, en raison de la contamination de la scène par le design, la source de type domestique gagne une présence esthétique plus importante.
On cite des exemples alors à la mode, comme les lampes en métal du designer Mario Botta, qui font leur apparition dans un spectacle culte des années 80 : Ritorno ad Alphaville de Falso Movimento, sous la direction de Mario Martone (1986).
Sur le modèle des nouvelles tendances de l’ameublement on reprend le mélange des objets du passé et d’objets contemporains. Ainsi moniteurs ou enseigne-LED sont placés à côté de lampadaires du siècle dernier (Hamlet machine de Magazzini Criminali, 1988).
Dans certains cas, les caractéristiques et les dimensions des sources atypiques favorisent la manœuvre de la lumière pendant l’action théâtrale.
Avant de prendre en considération les exemples de la technologie électrique et électronique, je voudrais attirer l’attention sur les effets de lumière les plus primitifs, c’est-à-dire les effets de feu.
Grâce à l’influence de l’Art Pauvre et sa prédilection pour les matériaux naturels, le feu trouve plusieurs déclinaisons dans le nouveau théâtre.
Il ne s’agit pas seulement de chandelles, mais aussi de flammes plus agressives. Les objets qui brûlent sont une action habituelle pendant les années 70 : La donna stanca incontra il sole-Carazzone (1972), Pirandello chi? (1973) et Locus solus de Memè Perlini (1973).
Plus industriel est le feu employé dans ces spectacles par Marcello Sambati qui, au début des années 80, s’arme d’un chalumeau oxhydrique (Adventura 1981). Mais en fait, il recycle des inventions déjà utilisées par les arts visuels : en 1970, dans un happening (Fuoco), Kounellis employait un chalumeau attaché au pied.
Qu’il s’agisse d’effets de feu ou de lumière artificielle, la liste des sources actionnées par les acteurs est longue. Dans les deux cas, la source devient élément de jeu et, en même temps, lumière mobile.
La torche est sans doute la solution la plus caractéristique. Sur une scène plongée dans l’obscurité, Memè Perlini, l’un des pères du théâtre visuel italien, faisait utiliser à ses acteurs des lampes de type domestique, tandis que lui-même rodait dans l’espace avec un projecteur à la main, pour sculpter le noir et prélever les fragments d’objets et de corps.
Dans le spectacle Sudd (1973) de Léo de Berardinis, et Perla Peragallo, les néons sont suspendus à des câbles tendus d’un mur à l’autre, sur lesquels ils peuvent glisser actionnés par les acteurs.
Dans les déclinaisons les plus proches de cette tendance du design qui travaille sur le corps en reflétant les suggestions du Body Art, la source devient une sorte de prothèse artificielle. En employant des lampes de construction artisanale, on réalise des prolongements un peu ironiques des bras et de la tête (Coltellini nel cuore de Falso Movimento 1986), tandis que grâce aux fibres optiques, le corps arrive à perdre sa consistance tridimensionnelle et devient pur profil de lumière (Ritorno ad Alphaville de Falso Movimento 1986).
La modalité d’interactivité avec la source semble être un besoin profond et durable, qui reflète, à mon avis mieux que d’autres signaux, l’inquiétude du déséquilibre entre langages technologiques et langage du corps dans la tendance du théâtre visuel. Cette problématique est très évidente dans l’utilisation du moniteur en tant qu’objet lumineux avec une matérialité, une consistance physique analogue à celle du corps humain.
Dans le spectacle Come è de Magazzini (1987), un acteur tient un moniteur sur les genoux, comme s’il était un « petit ami ». Dans La camera astratta (1987) de Barbiero Corsetti et Studio Azzuro, les moniteurs sont employés d’une façon très physique : on les déplace on les fait tourner et rouler grâce à des rouleaux cylindriques.
Le laser aussi s’offre au contact physique et à la manipulation des acteurs dans les performances technologiques de Giancarlo Cauteruccio et de son groupe Krypton, une actrice recueille dans ses mains ou dans sa bouche un rayon, les plans de lumière semble couper les corps, suspendre les têtes…
Le laser est sans doute la source qui réalise le mieux l’identité lumière-signe, mais si on revient en arrière dans les années, il a eu bien des précurseurs.
La solution de Léo e Perla pour A vita a muri (1978) est artisanale : il s’agit de simples torches posées sur la scène.
Au début des années 80, dans les spectacles du groupe Ascari-Crisadoro, néon et écriture lumineuse sont les seuls éléments du décor qui émergent de l’obscurité. Sur le sol, un plastique noir et brillant reflète les vibrations de la lumière.
Le groupe Marchingegno parvient à éliminer jusqu’à la présence de l’acteur, pour laisser l’exclusivité de la scène au seuls signaux de lumière, qui emploient aussi bien des moyens électriques, le néon, électronique, les enseignes-LED (space computing 1982).
L’écriture lumineuse, ou plutôt la pensée qui prend la consistance de la lumière et de la couleur, est une présence forte dans l’art visuel : cette intuition a inspiré le travail de Bruce Naumann dans les années 60.
Jusqu’à aujourd’hui, on peut dire que presque tous les mouvements artistiques l’ont utilisée. Je vais rappeler très rapidement quelques exemples bien connus comme les alchimies de matériaux pauvres et d’écriture de Mario Mertz ou les emplois de Joseph Kosuth et de Maurizio Nannucci du côté le plus tautologique de l’art conceptuel.
Dans cette tendance, le néon peut être considéré comme le précurseur de l’enseigne-LED qui, à la lumière et à la couleur ajoute le mouvement et une plus forte vibration optique.
Dans le théâtre des années 80, on peut aussi retrouver les exemples d’emploi du signe lumineux du néon selon des modalités plus proche du design et de l’architecture. Dans le spectacle Eneide (1982) du groupe Krypton, on joue d’une façon ludique avec ce matériel très flexible, presque comme s’il était un crayon technologique avec lequel dessiner, dans un goût « grands magasins », chevaux, colonnes torses et chapiteaux improbables.
Par contre Mendini, architecte de la tendance post-moderne qui a souvent collaboré avec le groupe Magazzini Criminali, utilise les tubes fluorescents d’une façon plus structurelle : les lignes de lumière construisent la géométrie de l’espace, les plans et les volumes (Ebdomero, 1982, de Magazzini Criminali).
Moi aussi, étant architecte de formation, j’ai employé moniteur et néon avec une intention constructive. De toute façon, j’estime que la contamination la plus significative de l’architecture et de la lumière est la création d’effets basés sur le rapport entre la source et un matériel qui filtre ou diffuse la lumière.
Dans cette direction, les éléments structurels de la scène deviennent source de lumière à l’échelle d’architecture. Généralement j’emploie du matériel d’origine industrielle comme des grilles et des grillages métalliques, ou en PVC.
En 1990, pour une chorégraphie inspirée de la musique de Debussy, La mer, (production Teatro Comunale di Firenze) j’ai construit le décor à l’aide d’objets en matière plastique : l’espace était enfermé à l’intérieur d’une coupole de 2500 bouteilles de plastique, qui, tout à la fois diffusaient et filtraient la lumière colorée des lampes halogènes installées en fond de scène.
Dans des bassines et des emballages de bouteilles sur le sol, il y avait des petites torches fluorescentes. La production industrielle offre beaucoup de solutions que le théâtre peut aussi utiliser pour agrandir le vocabulaire des effets de lumière ; par exemple le store vénitien à lames a été souvent utilisé dans les spectacles de Magazzini Criminali, tant comme élément isolé que pour réaliser une boîte scénique vibrante de jeux de lumière (Crollo nervoso 1989).
Je voudrais maintenant proposer quelques réflexions sur l’emploi des sources conventionnelles du théâtre dans le courant analysé ici.
En généralisant, on peut observer que les modalités de déplacement spatial et d’utilisation des sources atypiques ont eu une influence sur les sources conventionnelles. Jusque dans la première moitié des années 70, elles sont très peu employées mais par la suite, avec des conditions de production relativement plus riches, on recommence à les utiliser, à côté des sources atypiques.
Toutefois, leur rôle a changé. On n’emploie pas les projecteurs d’une façon quantitative, mais surtout analytique : peu de projecteurs, à vue dans l’espace, installés sur ou près du sol.
Souvent, des faisceaux de lumière concentrés sectionnent la scène et les corps, ou ils projettent plans de lumière et ombres. Dans le jeu artisanal de décomposition et de succession des images, la lumière fait moyen de perception et de montage (Simone Carella : Lucci della città-1976. Carazzone : Il giardino dei sentiri biforcati-1976, Presaggi del vampiro-1976. La gaia scienza : Cronache marziane-1977, La rivolta degli occeti).
C’est dans ces solutions de la deuxième moitié des années 70 que le procédé d’une obscurité rythmée par la lumière reflète le plus clairement le modèle de la technique cinématographique.
Toutefois, l’étroite association lumière-vision qui marque la tendance visuelle, et qu’on a vue dans plusieurs déclinaisons, est influencée par la problématique du rapport écran-théâtre. Au cours des dernières années, l’intentionnalité analytique, encore liée à la matrice conceptuelle, tend à s’épuiser, au profit d’une conception multimédia du spectacle. Les surfaces de lumière vont se remplir toujours plus d’images, tandis que moniteurs et projections vont se multiplier.
La conception de la lumière, en tant que principe syntaxique de l’écriture scénique, a été engloutie par les approches très spectaculaires de la visualisation bidimensionnelle et dynamique de l’écran. La scène coïncide désormais avec le seul plan vertical, sur lequel les corps des acteurs ont la même inconsistance que le corps projeté.
En conclusion de ce bref excursus sur l’exploration des nouvelles identités d’une lumière-objet, puisque nous sommes partis des sources domestiques et industrielles, pour traverser les territoires des arts et du théâtre, jusqu’à la domination de l’écran, je vais emprunter une réflexion très significative et pertinente à Léo de Berardinis, l’un des protagonistes les plus transgressifs du nouveau théâtre italien. C’est une réflexion qu’il nous a livrée, au milieu des années 70 :
On fait le cinéma en imprimant des images sur la rétine, pas sur le film ; le film est un des nombreux moyens, mais on peut faire du cinéma avec une lampe, c’est-à-dire avec une allumette de n’importe quelle qualité.